Femmes à la fenêtre ou Chez la brodeuse, vers 1895
Huile sur panneau, signée en bas à droite et au dos du châssis.
35 x 40.50 cm
Provenance :
Madame Eugène Zak, 1947
Collection Jeanne Castel, Paris
Collection Arthur Jeffress, Londres
Collecion de Mrs A.E. Pleydell-Bouverie, Londres
Vente Sotheby’s, 12 juin 1963, n°62
Collection de M. et Mrs Cecil G. Bernstein
Collection privée, Suisse
Expositions :
Pierre Bonnard, Centenaire de sa naissance, Haus der Kunst, München, 8octobre 1966-1er janvier 1967, puis Musée du Louvre, 13 janvier-15 avril 1967, reproduit au catalogue d’exposition allemand sous le n°23 et français n°28.
Bibliographie :
Jean et Henry Dauberville, Bonnard : catalogue raisonné de l’oeuvre peint , vol. 1 (1888 - 1905), Bernheim-Jeune, Paris, 1974, n°88.
L’INTIME CONVICTION DU SUD
Pour comprendre le Bonnard amoureux du Sud, crochetant à sa palette la lumière des couleurs, il faut d’abord avoir vu l’autre Bonnard, celui des hivers frileux, des matins gris. Il faut avoir connu le « Nabi très japonard », ses agencements fouillés, superposant les points de vue, ses cadrages serrés et audacieux, son exploration de la planéité, l’estampe japonaise pour source et modèle.
L’ami de Vuillard se plait, comme lui, dans les intimités qu’il recrée. Salles à manger ou chambres sont propices à révéler de subtiles ambiances, rendues au moyen de tonalités contrastées, avec une économie dans la palette qui ne le caractérisera plus par la suite. Les lieux de divertissement nocturnes, la rue elle-même, deviennent aussi pour l’artiste des espaces clos par le biais du cadrage, qui lui permet d’extraire un fragment d’intimité, comme une coupe franche au coeur de la vie qui passe.
Autour de 1895, Bonnard est encore Nabi. Ses préoccupations sont communes à celles de ce mouvement spontané des jeunes prophètes de la peinture mais son spectre commence toutefois à s’élargir et son intérêt va davantage au rendu des atmosphères. Bientôt, en 1904, il découvrira le Sud et alors… plus rien ne sera comme avant. Il écrira ainsi à sa mère une phrase restée célèbre dans son parcours : « J'ai eu un coup des Mille et Une Nuits. La mer, les murs jaunes, les reflets aussi colorés que les lumières ... ». C’est l’éblouissement, la sensualité, la gourmandise non retenue de la palette. Les paysages exultent, la lumière s’y propage comme une immense vague tendre et joyeuse. Bonnard a goûté au paradis terrestre. C’est au Cannet qu’il finira ses jours, mettant à sa peinture toutes ses forces.
Pour l’heure, dans l’atelier de la brodeuse, il fait naître un cocon d’intimité de ce premier plan emmitouflé de fourrures, de sombres tissus.
À contrejour, les deux femmes, de profil et de trois-quart, sont calmement en affaire autour de linges blancs. Elles pourraient aussi bien être assises face à face dans le wagon d’un train, parties en voyage vers une lointaine campagne… Mais de l’autre côté de la fenêtre, les passantes en chapeaux traversent la ville dans un jour froid. Où vont-elles, empressées? Chez la modiste peut-être, chez la couturière, ou chez Trousselier, la célèbre maison de fleurs artificielles dans laquelle travaillait Marthe quand Bonnard l’a rencontrée…
Marthe la muse, la femme. Celle par qui Bonnard jurera toujours, bien qu’il ne lui fût pas toujours fidèle. Il lui donnera pourtant la préférence définitive en l’épousant après longtemps de vie commune, délaissant pour elle la jeune et blonde Renée, celle qui se noiera de tristesse dans sa baignoire. Marthe et son caractère ombrageux, exclusif, les précautions continuelles qu’elle prend pour sa santé, auront, pour beaucoup, éloigné Bonnard du monde extérieur. Elle fréquente peu de gens avec plaisir et veille jalousement sur le ronronnement d’une vie à deux qu’aucun cri d’enfant ne viendra couvrir. Pourtant, une véritable complicité semble l’unir à Suzanne, l’épouse de Gaston Bernheim, le marchand attitré de Bonnard depuis 1906. Une photographie les montre toutes deux ensemble, avec Bonnard, dans la tenue qu’elles portent lorsqu’elles sont portraiturées ici en buste, en pleine conversation. Sur la photo, leurs chiens s’ébattent à leurs pieds. Peut-être se sont-elles comprises…